samedi 28 février 2015

Des exemples de compositions par des élèves : 1. Jeanne Supiot (TL1)



Question 1 : Illustration "Au Bal Tabarin"


         Publié en 1937, le recueil Les Mains Libres est le fruit de la collaboration entre Man Ray et Paul Eluard, respectivement photographe/dessinateur et poète. Ces deux artistes décident de créer, suivant de credo surréaliste qui consiste à bousculer la tradition et l'ordre établi, une oeuvre originale où ce sont les poèmes qui viennent illustrer les dessins. Le groupe surréaliste (mené par André Breton) entend réveiller notre regard, nous amener à considérer la poésie, le merveilleux qui surgit de n'importe où, même de la banalité du quotidien. Dans ce nouveau dialogue qui s'installe entre les arts se trouve aussi -et surtout- le dialogue entre deux visions du monde: Eluard, poète solaire, apollinien, rencontre l'artiste sombre, dionysiaque qu'est Man Ray. Ce dernier, selon ses propres mots, laisse ses mains rêver sur le papier, tandis qu'Eluard rêvera avec ses mots sur le dessin. Les poèmes d'Eluard ne relèvent-ils alors que de l'illustration? En quoi avec  " Au Bal Tabarin" voyons-nous qu'Eluard dépasse le caractère illustrait pour lui même exprimer ses rêves, sa vision? Comment s'expriment dans le même temps les thèmes du surréalisme?

       De nombreuses correspondances s'établissent, enter le dessin et le poème. Tout d'abord, la femme -pièce centrale du recueil- est omniprésente dans le dessin; elle est essentiellement présente par son corps, puisque l'on voit même un visage barré d'un croix (seul occurrence d'un élément barré dans Les Mains Libres). C'est donc son corps qui est important, il est en mouvement -avec les trois femmes du bas- ou bien statique et incomplet. Une et plusieurs à la fois, la femme, à la fois idéalisée et ambigüe, se retrouve dans le poème par le pronom "toi", qui peut désigner une femme en particulier pour Eluard, ou bien la femme en général, avec tous les mystères qui l'accompagnent. Les corps dans le dessins sont parfaitement proportionnés, mais démesurés entre eux: ce sont les "mesures nouvelles et fausses", les "distances" troublantes qui mélangent les plans. On ne sait quelle femme est à échelle humaine, la scène "invraisemblable" donne une impression de désordre. Man Ray utilise dans ses dessins des images tirées de ses rêves: le sujet est indéfini, des éléments se superposent, et l'on a une impression de flou avec les lignes brisées et les contours imprécis, comme dans le dessin de "L'Evidence", par exemple. Mais de cette scène imprécise se dégage aussi une atmosphère de bruit, de spectacle, qui nous renvoie au titre donné par Eluard. Le Bal Tabarin état un cabaret que fréquentaient les surréalistes. Le "rideau noir" d'Eluard est alors un référence à la scène, le "rythme" et les "mesures" une référence à la musique -prenant un sens autre que celui évoqué plus haut, ces termes illustrent alors le goût surréaliste des jeux de mots. Le "rythme sans fin" marque aussi en un sens une obsession, puisqu'il se répète à l'infini; associé à la femme et aux vers parfois très lyriques d'Eluard, on peut  penser aux battements du coeur, qui peut alors renvoyer aussi au sentiment intense d'avoir le coeur qui bat suivant la musique du cabaret. Le spectacle est figuré par toutes les femmes: elles dansent, et on a en haut une sorte de machine faite d'un buste gigantesque, rappelant les mannequins de mode chers à Man Ray. La sphère que tient la femme au visage barré contraste elle avec les robes drapées: elle est un élément moderne, par sa forme et par oppositions aux robes des danseuses, qui rappellent celles des statues antiques. Cette sphère renvoie aussi au "rideau noir" du poème. On ne peut par ailleurs pas dire d'où vient la lumière, dans le dessin: les femmes sont baignées de lumière, pour la plupart. Le dessins noir et blanc de Man Ray se trouve coloré par les vers d'Eluard, qui parle d'"anémones, mandarines, lys, pêches, boutons d'or". Toutefois Eluard interroge ces couleurs et, tout comme les femmes de Man Ray se perdent dans le blanc de l'arrière plan par leurs contours ouvert, la femme à laquelle Eluard s'adresse pourrait n'être qu'un "reflet". Cette femme irréelle, "vêtue de pluie", renvoie au motif de l'eau, que l'on retrouve aux pieds des femmes qui dansent dans le dessin. Bien que la "terre" et la "nuit" (qui renvoit à la fête, au cabaret) soient aussi présentent dans la dernière strophe, l'eau reste synonyme de lumière, d'"éclat", comme dans "Le Temps Qu'il Faisait Le 14 Mars", où "l'eau devient lumière". "La mer", ligne 5, était déjà associée à la "lumière" du vers suivant, par une construction en chiasme. Eluard investit ici une des techniques photographiques de Man Ray, la rayographie, par laquelle les objets absorbent en quelque sorte la lumière. Or le poème joue aussi sur les oppositions, les contradictions: la source normalement ne jaillit pas de la mer, et le noir masque la lumière. "Toi", la femme, transcende les oppositions, elle est omniprésente et ultime. Tout comme avec l'opposition apollinien/dyonisiaque, on retrouve une opposition "nuit"/"éclat", "noir"/"lumière". Ce sont des motifs récurrents, dont on retrouve souvent les champs lexicaux associés dans les poèmes d'Eluard, comme par exemple dans "Fil et Aiguille" où les "étoiles mortes endeuillent la vue".

     Le poème de Paul Eluard ne relève donc pas simplement de l'illustration: il est un dialogue avec les dessins de Man Ray, dans le sens où les éléments des deux se répondent, "rêvent", s'entrecroisent. Plus encore, ce dialogue est ouvert à un troisième interlocuteur, le lecteur, qui va rajouter une dimension supplémentaire à l'oeuvre.





Question 2. Sujet sur la couture :


   On peut pointer chez les deux auteurs de fortes oppositions, aussi bien dans leurs arts que dans leurs personnalités. Il est un élément cependant qui les rassemble, bien qu'il puisse de premier abord sembler anecdotique: leurs deux mères étaient couturières de métier. Tout au long du recueil, on retrouve des références, des allusions à la coutures, dans des dimensions diverses. Plus qu'un simple motif, quels aspects revêt la couture dans le recueil Les Mains Libres?


    Après le poème liminaire, le recueil s'ouvre sur "Fil et Aiguille". Le dessin représente un fil passé dans une aiguille gigantesque, elle-même plantée dans un champ devant un paysage de montagnes. Sur le sol est inscrit la signature de Man Ray, et "2 ans". Cela nous amène à penser que ce dessin est une référence à la mère de l'artiste, puisqu'il existe une photo de Man Ray enfant avec sa mère, dont la silhouette est identique à celle formée par le fil du dessin. Ce fil, d'un autre point de vue, peut représenter une fenêtre non conventionnelle vers une autre réalité propice à la création (les deux tiers de l'espace du dessin étant laissés blancs). La présence de la mère couturière est alors en quelque sorte fantomatique, "sans corps". Le fil annonce aussi le fil conducteur du recueil, l'importance du thème de la couture. La couture, les liens, le tissu (qui a la même racine étymologique que texte), sont aussi un symbole de leur collaboration, de leur amitié, desquelles va naître une nouvelle approche de l'art. Le blanc, qui occupe presque tout l'espace des deux pages (et de façons inversée/croisée) exprime le saut dans le vide des deux artistes, qui se lancent dans le "papier nuit blanche", la création, sans savoir où ils vont, sans point de repère -le fil du dessin n'a d'ailleurs pas de noeud pour le retenir. A cet aspect du thème de la couture répond le titre du poème "La Toile Blanche": les deux artistes délaisseraient le papier pour un support tissé, référence au dialogue entre les techniques et les médiums, entre les arts. A l'inverse des "passions sans corps" de "Fil et Aiguille", on a affaire dans le dessin à un manteau vide, qui se file pour former la date. Le fil est présent dans de nombreux dessins, comme dans "Le Sablier Compte-Fils", objet aussi mystique que le métronome de Man Ray, qui enserre la taille de la femme, la ceinture, quand au contraire dans le dessin de "L'Evidence" on a des fils/flammes en désordre et une ceinture qui ne serre rien.  Cette association des fils, du temps et de la couture renvoie également au poème "Le Temps Qu'il Faisait Le 14 Mars", dans lequel "les aiguille de midi cousent la traîne du matin". Il y a là encore un jeu sur les mots, les aiguilles étant à la fois celles d'un horloges et celles d'une couturière. Le fil est aussi évidemment présent dans le dessins "Les Mains Libres" (ce qui nous amène encore plus à considérer la couture comme un élément central de l'oeuvre, le poème donnant son titre au recueil): un fil, trait ininterrompu, libre, automatique. Le fil est à d'autres moments bien plus droit, organisé, comme dans le dessin de "Solitaire", et puisque le dessin de "L'Attente" fait écho à celui-ci on peut même avancer que les toiles d'araignées sont elles aussi à inclure dans le thème de la couture, puisqu'elles sont elles aussi faites de fils, que l'araignée tisse sa toile. On retrouve ces toiles d'araignées dans le poème "Le Château d'If", mais nulle part ailleurs: dans le cas contraire, et en s'appuyant sur la vision de certains qui voient dans le dessin de "Fil et Aiguille" un façon pour l'artiste de tuer la mère métaphoriquement (ou au moins de s'en détacher), on pourrait penser à un vision toxique de sa mère par Man Ray. Mais bien plus que la mère, c'est surtout la femme, idéalisée, qui est associée à la couture dans le recueil, et plus précisément au tissu, aux drapés. Il y a une récurrence de femmes vêtues de robes plissées, comme dans "L'Aventure" ou "Au Bal Tabarin", mais aussi de tissus indéfinis comme dans "Burlesque" ou "Paranoïa". Les vêtements, ou l'absence de vêtement, créent une érotique, un dévoilement total ou suggestif, voire une absence (avec les gant vide de "La Toile Blanche" par exemple), et peut-être tout cela à la fois. La femme "dévêtue" des "Sens", qui contrairement à beaucoup est représentée forte et non lascive/offerte, est l'exact opposé, le négatif même, des "passions sans corps" de "Fil et Aiguille" et des vêtements vides de "La Toile Blanche" La couture revêt aussi un aspect menaçant, avec le dessin de "La Couture" justement, où l'on voit une paire de ciseaux immense s'apprêtant à découper soit la femme soit son vêtement. Ce dessin se rapproche de "Pouvoir", ainsi que de "La Peur", avec le thème de l'homme démesuré et menaçant (ici personnifié par les ciseaux) et de la femme dans une position de faiblesse. Mais la femme est aussi inspiratrice, muse, et les drapés dont elle se vêt rappellent les représentations des muses de l'Antiquité, par exemple dans le dessins d'"Au Bal Tabarin". Un autre type de femme inspire les deux artistes: la "femme portative", le "mannequin" de mode. Le groupe surréaliste a organisé, dans la même période où le recueil est paru, une exposition dans laquelle chaque membre du groupe devait décorer un mannequin. Ce thème est aussi, tout comme celui de la mère, un renvoi à l'enfance des deux artistes, à l'atmosphère des ateliers de couture. Dans "Le Mannequin" (le dessin reprenant une photo de mode de Lee Miller, compagne de Man Ray, à la pose très artificielle ici), cette femme irréelle est vue par Eluard comme le "premier amour de l'écolier". Or on ne sait si ce premier amour, cette fascination enfantine, s'exerce sur un mannequin de magasin, idéalisation de la femme, ou sur la vision qu'a le poète de sa mère durant son "enfance", modèle fascinant, "unique guirlande tendue", unique guide. La couture est à nouveau associée au lien entre les arts et les individus, puisqu'elle est le symbole d'une "suppression des distances". Si l'on retourne à l'atmosphère de l'atelier de couture, on peut aussi évoquer le poème "Objets", dans le dessins duquel on a un drapé imprécis, ainsi que ce qui s'apparent à un rouleau de tissu. On peut aussi évoquer le poème "C'est Elle", dont le titre pourrait renvoyer clairement à la figure maternelle, renforcé par la présence du mannequin. Le mannequin est ici un jeune homme, étonnement, alors que la couture et le tissus sont habituellement associés aux femmes dans le recueil. Mais ce mannequin est affublé d'un soutien-gorge, ce qui entraîne une confusion, une interrogation.

     Les dessins et poèmes de Man Ray et Eluard pourraient être interprétés à l'infini, dans toutes les directions. Quel que soit le motif, il prend son sens et s'étoffe au fil des lectures, des interprétations nouvelles, et nous renvoie toujours à de nouvelles pistes, de nouveaux thèmes, de nouvelles visions des intentions des auteurs. Man Ray et Paul Eluard auront réussi leur pari de réveiller notre regard.





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