Question 1 : Illustration "Au Bal Tabarin"
Publié en 1937, le recueil Les Mains Libres est le fruit de la
collaboration entre Man Ray et Paul Eluard, respectivement
photographe/dessinateur et poète. Ces deux artistes décident de créer, suivant
de credo surréaliste qui consiste à bousculer la tradition et l'ordre établi,
une oeuvre originale où ce sont les poèmes qui viennent illustrer les dessins.
Le groupe surréaliste (mené par André Breton) entend réveiller notre regard,
nous amener à considérer la poésie, le merveilleux qui surgit de n'importe où,
même de la banalité du quotidien. Dans ce nouveau dialogue qui s'installe entre
les arts se trouve aussi -et surtout- le dialogue entre deux visions du monde:
Eluard, poète solaire, apollinien, rencontre l'artiste sombre, dionysiaque
qu'est Man Ray. Ce dernier, selon ses propres mots, laisse ses mains rêver sur
le papier, tandis qu'Eluard rêvera avec ses mots sur le dessin. Les poèmes
d'Eluard ne relèvent-ils alors que de l'illustration? En quoi avec " Au Bal Tabarin" voyons-nous
qu'Eluard dépasse le caractère illustrait pour lui même exprimer ses rêves, sa
vision? Comment s'expriment dans le même temps les thèmes du surréalisme?
De nombreuses correspondances s'établissent, enter le dessin et le
poème. Tout d'abord, la femme -pièce centrale du recueil- est omniprésente dans
le dessin; elle est essentiellement présente par son corps, puisque l'on voit
même un visage barré d'un croix (seul occurrence d'un élément barré dans Les
Mains Libres). C'est donc son corps qui est important, il est en mouvement
-avec les trois femmes du bas- ou bien statique et incomplet. Une et plusieurs
à la fois, la femme, à la fois idéalisée et ambigüe, se retrouve dans le poème
par le pronom "toi", qui peut désigner une femme en particulier pour
Eluard, ou bien la femme en général, avec tous les mystères qui l'accompagnent.
Les corps dans le dessins sont parfaitement proportionnés, mais démesurés entre
eux: ce sont les "mesures nouvelles et fausses", les "distances"
troublantes qui mélangent les plans. On ne sait quelle femme est à échelle
humaine, la scène "invraisemblable" donne une impression de désordre.
Man Ray utilise dans ses dessins des images tirées de ses rêves: le sujet est
indéfini, des éléments se superposent, et l'on a une impression de flou avec
les lignes brisées et les contours imprécis, comme dans le dessin de
"L'Evidence", par exemple. Mais de cette scène imprécise se dégage
aussi une atmosphère de bruit, de spectacle, qui nous renvoie au titre donné
par Eluard. Le Bal Tabarin état un cabaret que fréquentaient les surréalistes.
Le "rideau noir" d'Eluard est alors un référence à la scène, le
"rythme" et les "mesures" une référence à la musique
-prenant un sens autre que celui évoqué plus haut, ces termes illustrent alors
le goût surréaliste des jeux de mots. Le "rythme sans fin" marque
aussi en un sens une obsession, puisqu'il se répète à l'infini; associé à la
femme et aux vers parfois très lyriques d'Eluard, on peut penser aux battements du coeur, qui peut
alors renvoyer aussi au sentiment intense d'avoir le coeur qui bat suivant la
musique du cabaret. Le spectacle est figuré par toutes les femmes: elles
dansent, et on a en haut une sorte de machine faite d'un buste gigantesque,
rappelant les mannequins de mode chers à Man Ray. La sphère que tient la femme
au visage barré contraste elle avec les robes drapées: elle est un élément
moderne, par sa forme et par oppositions aux robes des danseuses, qui
rappellent celles des statues antiques. Cette sphère renvoie aussi au "rideau
noir" du poème. On ne peut par ailleurs pas dire d'où vient la lumière,
dans le dessin: les femmes sont baignées de lumière, pour la plupart. Le
dessins noir et blanc de Man Ray se trouve coloré par les vers d'Eluard, qui
parle d'"anémones, mandarines, lys, pêches, boutons d'or". Toutefois
Eluard interroge ces couleurs et, tout comme les femmes de Man Ray se perdent
dans le blanc de l'arrière plan par leurs contours ouvert, la femme à laquelle
Eluard s'adresse pourrait n'être qu'un "reflet". Cette femme
irréelle, "vêtue de pluie", renvoie au motif de l'eau, que l'on
retrouve aux pieds des femmes qui dansent dans le dessin. Bien que la
"terre" et la "nuit" (qui renvoit à la fête, au cabaret)
soient aussi présentent dans la dernière strophe, l'eau reste synonyme de
lumière, d'"éclat", comme dans "Le Temps Qu'il Faisait Le 14
Mars", où "l'eau devient lumière". "La mer", ligne 5,
était déjà associée à la "lumière" du vers suivant, par une
construction en chiasme. Eluard investit ici une des techniques photographiques
de Man Ray, la rayographie, par laquelle les objets absorbent en quelque sorte
la lumière. Or le poème joue aussi sur les oppositions, les contradictions: la
source normalement ne jaillit pas de la mer, et le noir masque la lumière.
"Toi", la femme, transcende les oppositions, elle est omniprésente et
ultime. Tout comme avec l'opposition apollinien/dyonisiaque, on retrouve une
opposition "nuit"/"éclat",
"noir"/"lumière". Ce sont des motifs récurrents, dont on
retrouve souvent les champs lexicaux associés dans les poèmes d'Eluard, comme
par exemple dans "Fil et Aiguille" où les "étoiles mortes
endeuillent la vue".
Le poème de Paul Eluard ne relève donc pas simplement de l'illustration:
il est un dialogue avec les dessins de Man Ray, dans le sens où les éléments
des deux se répondent, "rêvent", s'entrecroisent. Plus encore, ce
dialogue est ouvert à un troisième interlocuteur, le lecteur, qui va rajouter
une dimension supplémentaire à l'oeuvre.
Question 2. Sujet sur la couture :
On peut pointer chez les deux auteurs de fortes oppositions, aussi bien
dans leurs arts que dans leurs personnalités. Il est un élément cependant qui
les rassemble, bien qu'il puisse de premier abord sembler anecdotique: leurs
deux mères étaient couturières de métier. Tout au long du recueil, on retrouve
des références, des allusions à la coutures, dans des dimensions diverses. Plus
qu'un simple motif, quels aspects revêt la couture dans le recueil Les Mains
Libres?
Après le poème liminaire, le recueil s'ouvre sur "Fil et Aiguille".
Le dessin représente un fil passé dans une aiguille gigantesque, elle-même
plantée dans un champ devant un paysage de montagnes. Sur le sol est inscrit la
signature de Man Ray, et "2 ans". Cela nous amène à penser que ce
dessin est une référence à la mère de l'artiste, puisqu'il existe une photo de
Man Ray enfant avec sa mère, dont la silhouette est identique à celle formée
par le fil du dessin. Ce fil, d'un autre point de vue, peut représenter une
fenêtre non conventionnelle vers une autre réalité propice à la création (les
deux tiers de l'espace du dessin étant laissés blancs). La présence de la mère
couturière est alors en quelque sorte fantomatique, "sans corps". Le
fil annonce aussi le fil conducteur du recueil, l'importance du thème de la
couture. La couture, les liens, le tissu (qui a la même racine étymologique que
texte), sont aussi un symbole de leur collaboration, de leur amitié, desquelles
va naître une nouvelle approche de l'art. Le blanc, qui occupe presque tout
l'espace des deux pages (et de façons inversée/croisée) exprime le saut dans le
vide des deux artistes, qui se lancent dans le "papier nuit blanche",
la création, sans savoir où ils vont, sans point de repère -le fil du dessin
n'a d'ailleurs pas de noeud pour le retenir. A cet aspect du thème de la
couture répond le titre du poème "La Toile Blanche": les deux
artistes délaisseraient le papier pour un support tissé, référence au dialogue
entre les techniques et les médiums, entre les arts. A l'inverse des
"passions sans corps" de "Fil et Aiguille", on a affaire
dans le dessin à un manteau vide, qui se file pour former la date. Le fil est
présent dans de nombreux dessins, comme dans "Le Sablier
Compte-Fils", objet aussi mystique que le métronome de Man Ray, qui
enserre la taille de la femme, la ceinture, quand au contraire dans le dessin
de "L'Evidence" on a des fils/flammes en désordre et une ceinture qui
ne serre rien. Cette association des
fils, du temps et de la couture renvoie également au poème "Le Temps Qu'il
Faisait Le 14 Mars", dans lequel "les aiguille de midi cousent la
traîne du matin". Il y a là encore un jeu sur les mots, les aiguilles
étant à la fois celles d'un horloges et celles d'une couturière. Le fil est
aussi évidemment présent dans le dessins "Les Mains Libres" (ce qui
nous amène encore plus à considérer la couture comme un élément central de
l'oeuvre, le poème donnant son titre au recueil): un fil, trait ininterrompu,
libre, automatique. Le fil est à d'autres moments bien plus droit, organisé,
comme dans le dessin de "Solitaire", et puisque le dessin de
"L'Attente" fait écho à celui-ci on peut même avancer que les toiles
d'araignées sont elles aussi à inclure dans le thème de la couture,
puisqu'elles sont elles aussi faites de fils, que l'araignée tisse sa toile. On
retrouve ces toiles d'araignées dans le poème "Le Château d'If", mais
nulle part ailleurs: dans le cas contraire, et en s'appuyant sur la vision de
certains qui voient dans le dessin de "Fil et Aiguille" un façon pour
l'artiste de tuer la mère métaphoriquement (ou au moins de s'en détacher), on
pourrait penser à un vision toxique de sa mère par Man Ray. Mais bien plus que
la mère, c'est surtout la femme, idéalisée, qui est associée à la couture dans
le recueil, et plus précisément au tissu, aux drapés. Il y a une récurrence de
femmes vêtues de robes plissées, comme dans "L'Aventure" ou "Au
Bal Tabarin", mais aussi de tissus indéfinis comme dans
"Burlesque" ou "Paranoïa". Les vêtements, ou l'absence de
vêtement, créent une érotique, un dévoilement total ou suggestif, voire une
absence (avec les gant vide de "La Toile Blanche" par exemple), et
peut-être tout cela à la fois. La femme "dévêtue" des
"Sens", qui contrairement à beaucoup est représentée forte et non
lascive/offerte, est l'exact opposé, le négatif même, des "passions sans
corps" de "Fil et Aiguille" et des vêtements vides de "La
Toile Blanche" La couture revêt aussi un aspect menaçant, avec le dessin
de "La Couture" justement, où l'on voit une paire de ciseaux immense
s'apprêtant à découper soit la femme soit son vêtement. Ce dessin se rapproche
de "Pouvoir", ainsi que de "La Peur", avec le thème de
l'homme démesuré et menaçant (ici personnifié par les ciseaux) et de la femme
dans une position de faiblesse. Mais la femme est aussi inspiratrice, muse, et
les drapés dont elle se vêt rappellent les représentations des muses de
l'Antiquité, par exemple dans le dessins d'"Au Bal Tabarin". Un autre
type de femme inspire les deux artistes: la "femme portative", le
"mannequin" de mode. Le groupe surréaliste a organisé, dans la même
période où le recueil est paru, une exposition dans laquelle chaque membre du
groupe devait décorer un mannequin. Ce thème est aussi, tout comme celui de la
mère, un renvoi à l'enfance des deux artistes, à l'atmosphère des ateliers de
couture. Dans "Le Mannequin" (le dessin reprenant une photo de mode
de Lee Miller, compagne de Man Ray, à la pose très artificielle ici), cette
femme irréelle est vue par Eluard comme le "premier amour de
l'écolier". Or on ne sait si ce premier amour, cette fascination
enfantine, s'exerce sur un mannequin de magasin, idéalisation de la femme, ou
sur la vision qu'a le poète de sa mère durant son "enfance", modèle
fascinant, "unique guirlande tendue", unique guide. La couture est à
nouveau associée au lien entre les arts et les individus, puisqu'elle est le
symbole d'une "suppression des distances". Si l'on retourne à
l'atmosphère de l'atelier de couture, on peut aussi évoquer le poème
"Objets", dans le dessins duquel on a un drapé imprécis, ainsi que ce
qui s'apparent à un rouleau de tissu. On peut aussi évoquer le poème
"C'est Elle", dont le titre pourrait renvoyer clairement à la figure
maternelle, renforcé par la présence du mannequin. Le mannequin est ici un
jeune homme, étonnement, alors que la couture et le tissus sont habituellement
associés aux femmes dans le recueil. Mais ce mannequin est affublé d'un
soutien-gorge, ce qui entraîne une confusion, une interrogation.
Les dessins et poèmes de Man Ray et Eluard pourraient être interprétés à
l'infini, dans toutes les directions. Quel que soit le motif, il prend son sens
et s'étoffe au fil des lectures, des interprétations nouvelles, et nous renvoie
toujours à de nouvelles pistes, de nouveaux thèmes, de nouvelles visions des
intentions des auteurs. Man Ray et Paul Eluard auront réussi leur pari de
réveiller notre regard.
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